L'esprit des lieux. Colloque de LAPRIL, (Bordeaux III).

Génies du non-lieu.

« (...) un lieu c'est avant tout de la complexité. C'est une accumulation d'indices issus de niveaux fort différents où se mêlent histoire, économie, politique, météorologie et bien d'autres... mille ingrédients qu'il faut trier, éliminer, re-lier pour en extraire un ultime substrat qui doit être rapidement accessible au public, qui doit le toucher comme le tireur touche sa cible. » (1)

François Méchain, sculpteur et photographe, dans son récent entretien avec le philosophe Michel Guérin, rappelle toute la difficulté à cerner les caractéristiques d'un lieu, et par là même, à cibler l'esprit qui s'en dégage. Les parois des grottes pariétales et les fresques de l'Antiquité témoignent du fait que les artistes ont très tôt utilisé le lieu comme support direct de leurs interventions. L'esprit des lieux artistiques a cependant été longtemps marqué par celui de l'atelier, de la galerie ou du musée, avant de se retrouver « à la rue » à la fin des années 1960, porté par la vague des mouvements sociaux qui ont pulvérisé les notions de lieu de création et d'exposition. Ces appropriations de non-lieux, infiltrant indifféremment les espaces privés et publics, ont fait évoluer nos conditions de réception de l'art, en bouleversant les relations entre l'oeuvre, l'artiste et le spectateur. Marc Augé a été l'un des premiers a utiliser ce néologisme pour qualifier un espace interchangeable dans lequel l'être humain reste anonyme(2). Au XXe siècle, l'utilisation de la photographie a de plus enrichi la relation entre le lieu et l'artiste en offrant à ce dernier la possibilité de conserver la trace de son action, parfois éphémère, conçue en amont et in situ. Cette notion fondamentale dans l'art contemporain a été analysée, en lien avec l'espace urbain, par l'historienne et critique d'art Elvan Zabunyan :

« La notion renvoie à l'une des transformations esthétiques majeures de l'art contemporain et de son histoire où l'oeuvre n'est plus créée dans un espace donné - l'atelier - (...), mais existe en corrélation étroite avec le lieu pour lequel elle est pensée et dans lequel elle va vivre selon une temporalité variable et le plus souvent avec le projet de rester éphémère. » (3)

L'esprit des lieux sera donc perçu différemment selon ces approches : la corrélation étroite entre l'esprit et le lieu dans le processus de l'in situ permet en effet de questionner leur relation sur les plans à la fois matériels et immatériels. à travers une analyse de camouflages contemporains exploitant l'in situ dans sa fonction critique, il s'agira de dégager ici l'influence constructionniste de l'esprit de quelques non-lieux, emblématiques de notre époque actuelle.


1. Voir et pouvoir : l'esprit d'un lieu de surveillance.

Désirée Palmen est une artiste néerlandaise, née en 1963 qui travaille in situ : dans ce type d'intervention le lieu n'est donc plus représenté mais transformé selon un projet, conçu en amont par l'artiste de façon spécifique. Daniel Buren, premier artiste à employer ce terme pour définir son intervention en 1971 au musée Guggenheim de New-York, précise à ce sujet :

« La locution" travail in situ"(...)pourrait se traduire par "transformation du lieu d'accueil". (...) Cette transformation pouvant être faite pour ce lieu, contre ce lieu ou en osmose avec ce lieu, tout comme le caméléon sur une feuille devient vert, ou gris sur un mur de pierres. Même dans ce cas il y a transformation du lieu, même si le plus transformé se trouve être l'agent transformateur ». (4)

La reproduction de l'oeuvre intitulée Passage piéton(5) nous présente en vue plongeante un personnage vêtu d'une combinaison grise et blanche, qui lui permet de se fondre visuellement dans les rayures de cette signalétique urbaine. Ce caméléon, agent transformateur de l'espace urbain, est d'ailleurs souvent l'artiste-même, engagée au sens propre et figuré dans cette seconde peau, relevant de la mimesis. En 2001, année choisie par la ville de Rotterdam pour s'équiper de caméras, Désirée Palmen conçut une série de combinaisons de camouflage en fonction de chaque point de surveillance. Sa démarche lui permet ainsi de disparaître dans l'espace public. Tout un chacun peut cependant s'identifier à cette silhouette anonyme, qui tente d'échapper à la puissance d'un dispositif prédateur permettant de voir sans être vu. Ceci semble a priori en contradiction avec l'analyse que Gérard Wajcman pose sur le lien harmonieux unissant le lieu et le regard dans la culture nordique de la Hollande, pays dont Désirée Palmen est originaire :

« Il est amusant de remarquer que cette idée du tableau comme fenêtre ouverte pour l'Autre sur notre monde semble assez homogène aux fenêtres hollandaises, fenêtres sans rideaux qui semblent sinon inviter le passant à glisser son oeil sur des intérieurs toujours parfaits, du moins ne pas interdire ni craindre que ce regard Autre entre chez soi ». (6)

L'esprit d'un lieu peut donc être lié au type de regard qu'il induit, selon son agencement. Les reproductions des oeuvres de Désirée Palmen ont été choisies en 2008 pour accompagner un article du Monde 2 (numéro 217) qui était consacré à la difficulté de se soustraire à la surveillance des technologies modernes, de par l'utilisation croissante de nos téléphones portables, ordinateurs, caméras ou cartes électroniques... Les oeuvres de cette artiste méritaient cependant d'être analysées à la hauteur de leur potentiel de questionnement, sans être considérées comme simples illustrations iconiques d'un thème de société. Désirée Palmen, à travers cette apparente docilité du corps, utilisé comme support, pose ici un acte individuel de résistance au développement du biopouvoir. Gérard Wajcman, dans son essai sur le regard, a démontré que la fenêtre, perçue comme une ouverture sur le monde, a offert à l'homme de la Renaissance la possibilité de s'émanciper du regard de Dieu, lui permettant de devenir lui aussi maître du regard :

« C'est ce à quoi Alberti met fin. Disons-le d'un trait, il va opérer un échange fondamental. Pour l'Homme, voir c'était d'abord être vu. Pour Dieu, voir c'était d'abord jouir. Il va donc s'agir de faire que pour l'homme voir soit d'abord jouir. Et pour cela il s'agira de faire en sorte que voir ne soit plus être vu. » (7)

L'homme du XXe siècle a donc perdu son émancipation visuelle, acquise par la fenêtre du tableau de la Renaissance, pour redevenir la proie d'un omnivoyant électronique, ce dernier ayant détrôné l'omnivoyant divin : l'esprit du lieu est alors devenu profane en quelques siècles. L'homme du futur voit le monde à travers la fenêtre de son écran, tout comme celui de la Renaissance possédait le paysage à distance, à travers la fenêtre du tableau ; mais cette conquête technologique est elle-même devenue source d'asservissement. Ce Passage piéton, étroitement surveillé, peut s'envisager comme métaphore de l'aliénation visuelle de tout un chacun. Cette oeuvre, relevant de l'image double est en effet conçue pour être observée du seul point de vue de ce « Big Brother » des temps modernes. L'anamorphose renforce ainsi l'idée de pression invisible exercée par l'oeil inquisiteur du lieu public sur chaque citoyen : si le personnage bouge de quelques centimètres, le processus de la mimesis sera détruit et il deviendra aussitôt une proie facilement repérable par la caméra de surveillance. Rappelons sur ce thème les propos de Michel Foucault analysant le pouvoir lié au regard dans Surveiller et punir :

« L'exercice de la discipline suppose un dispositif qui contraigne par le jeu du regard ; un appareil où les techniques qui permettent de voir induisent des effets de pouvoir (...) ». (8)

Au delà de la perte progressive de notre intimité, l'oeuvre de Désirée Palmen questionne en effet le rapport entre le « voir » et le « pouvoir » : les rayures blanches et noires de ce passage piéton rappelant à la fois l'uniforme des déportés et les barreaux de tout univers carcéral. Gilles Lipovetsky et Jean Serroy ont également analysé ce fait de société dans La Culture-monde :

« A quoi s'ajoutent les inquiétudes liées aux possibilités sans précédent de surveillance qu'offre la technologie des télécommunications et qu'illustrent la multiplication des caméras de vidéosurveillance dans les villes (...) C'est ainsi que d'aucuns dénoncent la montée d'un Big Brother électronique, d'un univers orwellien où les télécrans et la Toile permettent d'épier les moindres faits et gestes des citoyens et des consommateurs » (9)

Si chacun peut s'identifier à la silhouette anonyme mise, en scène dans l'oeuvre de Désirée Palmen, tout le monde peut également se référer au lieu (commun) et universel qu'est le passage piéton. Les rayures de la signalétique, (hommage indirect rendu à l'univers rayé de Daniel Buren), induisent une discontinuité et accentuent le caractère immatériel de ce non-lieu, ouvert à tous et inhabitable. Le passage piéton, présent dans chaque espace urbain, est par ailleurs censé protéger l'individu qui s'y aventure. L'artiste en pervertit pourtant l'esprit en se l'appropriant par le point de vue inquisiteur et anonyme de la caméra de surveillance. Rappelons ici les prémonitions de Michel Foucault datant de 1975 : « L'appareil disciplinaire parfait permettrait à un seul regard de tout voir en permanence » (10) . Ne devons nous pas repenser aujourd'hui cet esprit des lieux à travers l'ensemble complexe des espaces mis en relation dans notre Culture-monde ?

« "La terre n'a jamais été aussi petite", (...) désormais on est connecté à tous, n'importe où, les recoins les plus périphériques sont désenclavés, le local est branché sur le global : la Culture-monde est celle de la compression du temps et du rétrécissement de l'espace ». (11)

De 1975 à 2010 l'esprit des lieux s'est donc peu à peu entravé dans les rets de la toile électronique, tendant à tisser l'esprit d'un seul lieu (de surveillance). Jean-Gabriel Ganascia, chercheur en informatique, précise à ce sujet que le Panopticon (12), figure emblématique de la surveillance, fait place aujourd'hui avec la communication généralisée de tous avec tous, à un système de « sousveillance » (13). En passant de la surveillance à la « sousveillance », L'esprit des lieux s'unifie donc en un réseau d'arborescence sur l'autel de la technologie moderne. Désirée Palmen offre ici l'exemple d'un acte de résistance face à la montée du tout sécuritaire qui contrôle peu à peu l'identité de chaque citoyen. La diplopie oscillatoire de ce document iconique nous conduit également sur les traces du Passe-muraille de Marcel Aymé, figure allégorique de l'esprit des lieux du XXe siècle. L'homme du XXIe siècle, photographié par Désirée Palmen, est également capable de se fondre dans la complexité de son univers électronique, auquel il s'adapte pour faciliter son quotidien. Il semble pourtant figé sur ce passage piéton, incapable de poursuivre son chemin et risquant à chaque instant de se faire écraser par la somme d'informations qu'il laisse comme autant de traces virtuelles à chacun de ses pas. La décision de lier le « voir » et le « pouvoir (de dissuasion) » est donc un enjeu important pour l'avenir de chaque citoyen souhaitant préserver la neutralité de l'esprit des lieux publics.


2. Voir/ ne pas voir : l'esprit d'un lieu de conservation.

La production sérielle de Désirée Palmen n'exploite pas toujours des points de vue induits par l'emplacement de caméras de surveillance. Dans ses travaux les plus récents (datant de 2009), elle a investi un non-lieu emblématique de l'histoire de l'art : à savoir les réserves du musée d'ethnologie de la ville de Leyde. Les réserves muséales questionnent en effet le regard : elles représentent à la fois un lieu interdit au public et constituent paradoxalement la plus grande partie de ses collections qui ne peuvent donc être vues. Le document photographique de Désirée Palmen, dépourvu de titre, peut a priori dérouter le lecteur d'image(14). Il nous présente en effet l'une des allées de la réserve où sont entreposées des sculptures d'Indonésie. La démarche artistique mêle subtilement peinture, sculpture, architecture et photographie dans un processus d'intericonicité. Les étagères, photographiées en vue frontale laissent apercevoir sur la partie droite du document des sculptures sur bois anthropomorphes, disposées verticalement sur un socle circulaire. La partie gauche de la photographie présente un chariot posé au milieu de l'allée de la réserve, et transportant une sculpture du Kalimantan (région indonésienne de l'île de Bornéo), comme l'indique le sous-titre de l'oeuvre. Le processus de l'image double nous permet cependant de distinguer une silhouette humaine se fondant visuellement par le processus du camouflage avec le chariot et son contenu. L'intervention de désirée Palmen crée donc une image contradictoire, qui met en scène un personnage doué, comme la divinité romaine Janus, d'un double regard tourné simultanément vers le futur et le passé. Gérard Wajcman s'est penché sur la puissance respective des regards divins et humains : « (...) quand l'homme voit , il ne voit toujours que d'un point, de là où il est. En quoi il n'est pas Dieu. Telle est l'irrémédiable condition humaine » (15). Cet esprit du non-lieu, aux yeux derrière la tête, nous renvoie donc à la double fonction de l'espace muséal : à la fois tourné vers le passé, par sa mission de conservation du patrimoine, mais également orienté vers le futur, pour faire connaître ses collections aux jeunes générations. Le processus de l'image double permet de plus ici de matérialiser l'absence. Georges Didi-Huberman s'est interrogé sur cette aptitude à montrer le vide : « Qu'est-ce qu'un volume porteur, montreur de vide ? Comment montrer un vide ? Et comment faire de cet acte une forme - une forme qui nous regarde ? » (16). Le corps du « gardien », à la fois présent et absent, peut être associé par métaphore à l'esprit de ce non-lieu. Le rôle du gardien de musée étant par ailleurs à la fois de voir (en surveillant le plus discrètement possible) et d'être vu (comme élément de dissuasion). Nous retrouvons ici un thème récurrent dans la démarche artistique de Désirée Palmen. Dans ce musée hollandais d'ethnologie, l'allégorie de l'esprit du non-lieu côtoie de plus de nombreux autres esprits, figurés par la statuaire indonésienne, ayant eux aussi été délogés et déracinés de leur lieu d'origine. Bernard Vouilloux rapporte à ce sujet l'une des critiques émises contre le rôle des premiers musées à la fin du XVIII e siècle :

« L'une des objections soulevées par Quatremère de Quincy à l'encontre de la politique muséale de la jeune république est qu'en emportant les chefs-d'oeuvre (...), non seulement elle les dissociait du lieu qui formait leur cadre physique séculaire, mais elle les coupait des souvenirs, des traditions locales, des usages encore existants, des parallèles et des rapprochements qui ne peuvent se faire que dans le pays même" ». (17)

Ce regard double, porté sur les réserves ethnologiques du musée, nous rappelle en effet que de nombreuses oeuvres ont aujourd'hui perdu leur dimension spirituelle au profit d'une dimension économique et touristique. Ces Genius Loci indonésiens, déracinés et posés sur les étagères de ce musée hollandais, comme de simples marchandises, sont également emblématiques de notre « Culture-monde » : « Cet héritage universel, (...) fonde une culture véritablement mondiale qui, (...) crée le sentiment d'un monde partagé par tous les hommes, à partir de ce qui fait la beauté, la spécificité et la grandeur de chacune de ses richesses. » (18) Désirée Palmen nous permet donc de nous interroger sur « Ce que nous voyons et Ce qui nous regarde » (19). L'esprit de ce non-lieu, doué d'une vision multiple, incarne ici le double regard que tout un chacun pourrait porter vers le passé et vers le futur, afin de mieux saisir ce qui fonde aujourd'hui notre patrimoine culturel mondial.


3. Voir et avoir : l'esprit d'un lieu de consommation.

Laurent La Gamba est un artiste français né en 1967. Sa démarche relevant de l'in situ diffère cependant de celle de Désirée Palmen, dans la mesure où il ne construit pas son dispositif en fonction d'une caméra de surveillance. Il travaille également sur des non-lieux : espaces de transit produits par la « surmodernité » selon Marc Augé (20) ; espaces emblématiques de notre époque actuelle, comme le décrit Jean-Marc Poinsot :

« On peut essayer d'éclairer l'une par l'autre la question de l'espace et celle de l'altérité à partir de deux réalités spatiales contrastées mais complémentaires (...) : celle du lieu, un lieu que j'ai appelé lieu anthropologique parce que l'identité, les relations et l'histoire de ceux qui l'habitent s'y inscrivent dans l'espace ; celle du non-lieu, en entendant par là les espaces de la circulation, de la distribution et de la communication, où ni l'identité, ni la relation, ni l'histoire ne se laissent appréhender et qui me paraissent spécifiques à l'époque contemporaine. » (21)

Le non-lieu investi ici par Laurent La Gamba n'est autre que le supermarché. La reproduction photographique, de format rectangulaire horizontal, nous présente en vue frontale, le plan d'ensemble d'un rayon de produits de consommation de masse(22). à première vue l'endroit semble dénué de présence humaine, mais une observation plus soutenue nous permet de distinguer, au centre de la composition, la silhouette d'un personnage se fondant visuellement dans un amas de bouteilles de Coca-cola et autres produits festifs en lien avec la fête d'Halloween, comme le précise le titre de l'oeuvre. Travaillant de façon sérielle, Laurent La Gamba a réalisé plusieurs interventions dans des supermarchés. La consommation visuelle se superpose ici avec la consommation de masse :

« Ce que vise mon travail, à travers la présentation de clichés photographiques mettant en scène des expériences de camouflage du corps humain en contexte, est une mise en scène symbolique de la disparition-apparition des corps dans une société dite de l'image, dite de consommation visuelle.» (23)

Le phénomène de la disparition-apparition, fortement lié à notre culture chrétienne marquée par la disparition et la réapparition du Christ, est donc propice à l'incarnation de l'esprit des lieux : à la fois invisible mais pourtant perceptible, à la fois matériel et immatériel. Au-delà d'une interrogation sur notre relation à la société de consommation, l'esprit critique des lieux se double donc ici d'une dimension sociologique, psychanalytique et éthologique. Pour Laurent La Gamba, « Le supermarché est un espace chromatique potentiellement cataleptiforme, comme l'est la forêt » (24). Le consommateur devient donc, tel l'animal sur sa branche figé dans une posture cataleptique, incapable de se détacher de son univers de consommation au risque d'y perdre la vie. Contrairement au personnage situé sur le passage piéton de Désirée Palmen, le caméléon, à la fois transformé et agent transformateur, fait face au spectateur, le plaçant ainsi dans la position du voyeur et prédateur potentiel. Georges Didi-Huberman s'est penché sur cette dualité entre voir et être vu. :

« Il n'y a pas à choisir entre ce que nous voyons (...) et ce qui nous regarde. Il y a, il n'y a qu'à s'inquiéter de l'entre. Il n'y a qu'à tenter de dialectiser, c'est-à-dire tenter de penser l'oscillation contradictoire (...) » (25)

Cette oscillation contradictoire, nous empêche de dissocier aisément le fond de la forme de la composition. Le dispositif artistique, relevant ici de l'image double et de l'anamorphose, renforce comme chez Désirée Palmen le sentiment d'aliénation entre l'homme et son milieu. Ce caméléon personnifié incarne à lui seul la dérisoire allégorie de cet esprit, accroché de façon virtuelle à un non-lieu dédié à la consommation de masse. Le Genius Loci des latins a depuis longtemps été délogé par l'implantation du supermarché. Sa forêt originaire, magique et surnaturelle, s'est muée de façon inéluctable en friche industrielle, dépourvue d'identité et d'histoire. L'esprit du non-lieu côtoie de plus l'esprit des fantômes de la Toussaint à travers Halloween. L'aliénation est ici doublée d'une dimension culturelle à travers le thème de cette fête commerciale, implantée en France en 1992 et imposant dans son sillage une gigantesque opération commerciale. Les magasins Carrefour ont lancé avec Coca-cola en 2000 l'opération La nuit de la soif dans plusieurs villes françaises. L'esprit des lieux, incarné au fond de son rayon par l'intervention de Laurent la Gamba, relève donc de la mythologie de pacotille analysée par Roland Barthes : « C'est que le frégolisme(26) du plastique est total, Il peut former aussi bien des seaux que des bijoux » (27). Les masques de plastique, jouxtant la tête du personnage camouflé, ne sont en effet ici que les pâles échos de la tromperie de la fête sur fond de consommation de masse : « La société de consommation et ses avatars restent bien évidemment le principal exemple de sujet incriminé qui confronte l'homme à ses leurres. » (28). L'accumulation des bouteilles de Coca-cola et des différents produits de consommation liés au thème de l'au-delà, à travers cette fête d'Halloween, nous renvoie au caractère mortifère du capitalisme analysé par Christian Arnsperger : « Accumuler, c'est ne pas savoir désirer et transformer le désir en un besoin toujours insatisfait, constamment comblé et gavé. C'est poursuivre une immortalité illusoire (...) » (29). L'esprit des morts côtoie donc ici l'esprit du non-lieu. Le supermarché, associé par Laurent La Gamba à la forêt, est donc non seulement un endroit où l'on peut s'égarer, mais surtout un lieu où l'on peut perdre son âme...

« Voir double, c'est voir trouble pour y voir mieux » (30)
Les images doubles ont toujours été présentes dans l'histoire de l'art : les paysages anthropomorphiques de la Renaissance symbolisaient un état primitif, antérieur à la révélation chrétienne ; elles ont ensuite permis de braver les censures politiques ou religieuses, tout en étant souvent utilisées à des fins stratégiques ou morales. Mais le processus de la diplopie dans l'image photographique acquiert un statut autre : « La photographie donne des images du visible, quand la peinture donne naissance au visible » (31) Le « ça-a-été » (32) de Roland Barthes, conjugué aux propos de Gérard Wajcman, apporte en effet un trouble supplémentaire à cette organisation bipolaire déconcertante. L'anthropomorphisme n'est pas ici dû au hasard de l'agencement des lignes de la Nature, mais au fait que ces artistes interviennent sur le lieu en amont du déclenchement de l'appareil photographique. Cette intervention en deux temps, perturbe notre approche photographique du réel, basée sur une crédulité spontanée vis-à-vis de ce médium si proche de la mimesis. L'esprit des lieux trouve donc ici une possibilité d'apparition et de mise en questionnement. La pratique de la photographie plasticienne in situ enrichit en effet le regard que nous pouvons porter sur ces lieux et non-lieux qui tissent la richesse de nos liens à l'espace-temps. D'autres artistes comme Liu Bolin, Fred Lebain, ou Aya Tsukioka pratiquent également le camouflage en investissant des espaces urbains. Tous ont rejeté l'idée d'exercer leur art dans un atelier. La photographie a affranchi ces artistes nomades de cette contrainte spatiale, tout en leur imposant son cadrage (emblématique de notre point de vue unitaire sur le monde). Ces démarches nous suggèrent donc, par un subtil processus de diplopie oscillatoire, de porter un autre regard sur notre environnement quotidien. Les thèmes de questionnements, liés ici à la surveillance, la conservation, ou la consommation ne sont pas exhaustifs. Le Genius Loci peut revêtir une large panoplie d'identités à l'image de ces vêtements caméléons, conçus à sa (dé)mesure, pour le faire surgir dans notre champ de vision.
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(1) François Méchain, Entretien Michel Guerin et François Méchain in Michel Guérin et Pascal Navarro Les limites de l'oeuvre, Vitrolles, Publications de l'Université de Provence, 2007, p. 57.
(2) Marc Augé, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Editions du Seuil, 1992.
(3) Elvan Zabunyan in Jacques, Morizot, Roger Pouivet, Dictionnaire d'esthétique et de philosophie de l'art, Paris, Armand Colin, 2007, p. 450.
(4)Jean-Marc Poinsot, Quand l'oeuvre a lieu, Genève, Les presses du réel, coll. « Mamco », 2008, p. 91.
(5) Voir illustration 1.
(6) Gérard Wajcman, Fenêtre, Chroniques du regard et de l'intime, Lagrasse, Verdier, 2004, p. 352.
(7) Ibid, p. 351.
(8) Michel Foucault, Surveiller et punir Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 173.
(9) Gilles Lipovetsky, Jean Serroy, La Culture-monde Réponse à une société désorientée, Paris, Odile Jacob, 2008,p. 49-50.
(10) Michel Foucault, Surveiller et punir Naissance de la prison, op.cit., p. 176.
(11) Gilles Lipovetsky, Jean Serroy, La Culture-monde Réponse à une société désorientée, op.cit., p. 17.
(12) Le Panopticon est une architecture carcérale imaginée par le philosophe anglais Jeremy Bentham au XVIIIe siècle.
(13) Jean-Gabriel Ganascia, Voir et pouvoir : qui nous surveille ? Le pommier, 2009.
(14) Voir illustration 2.
(15) Gérard Wajcman, Fenêtre, Chroniques du regard et de l'intime, op.cit., p. 159.
(16) Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Les Editions de Minuit, 1992, p. 15.
(17) Bernard Vouilloux, in Jacques, Morizot, Roger Pouivet, Dictionnaire d'esthétique et de philosophie de l'art, op.cit., p. 305.
(18) Gilles Lipovetsky, Jean Serroy, La Culture-monde Réponse à une société désorientée, op.cit., p. 101.
(19) Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, op.cit.
(20) Marc Augé, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, op. cit.
(21) Jean-Marc Poinsot, Quand l'oeuvre a lieu, op.cit., p. 344.
(22) Voir illustration 3.
(23) Laurent La Gamba, Homochromies : corps-machines et corps camouflés, http://laurentlagamba.free.fr/texts/texte02.html, mars 2002.
(24) Laurent La Gamba, Qu'est-ce qu'un supermaché ? Définition, http://laurentlagamba.free.fr/texts/texte23.html, 2002.
(25) Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, op. cit., p. 51.
(26) Le frégolisme désigne la capacité à changer d'apparence.
(27) Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 171.
(28) Marie-Claude lambotte, in Anne-Marie Charbonneaux, Les vanités dans l'art contemporain, Paris, Flammarion, 2005, p.10.
(29) Christian Arnsperger, « Le capitalisme est-il mortifère ? », Le nouvel observateur, hors série n°62, avril/mai 2006, p. 11.
(30) Michel Weemans, Une image peut en cacher une autre, Paris, Editions de la Réunion des musées nationaux, 2009, p.48.
(31) Gérard Wajcman, Fenêtre, Chroniques du regard et de l'intime, op.cit., p. 254.
(32) Roland Barthes, La chambre Claire, Note sur la photographie, Paris, Editions de l'étoile, Gallimard , Le Seuil, coll. « Cahiers du cinéma, Gallimard Seuil », 1980, p.120
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Sophie Limare
Doctorante en histoire de l'art contemporain, ITEM, UPPA.
Professeur d'arts visuels, Bordeaux IV- IUFM d'Aquitaine


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